2

Les cinq jours qui suivirent représentèrent pour Hilary un sérieux effort intellectuel. Enfermée dans une petite chambre de l’hôpital, elle travaillait, passant chaque soir une sorte d’examen sur ce qu’elle avait étudié dans la journée. On lui avait remis des notes très détaillées sur Olive Betterton et elle devait les apprendre par cœur, sans rien négliger. Il lui fallait tout savoir : la disposition intérieure de sa maison, les femmes de ménage qu’elle avait eues à son service, le nom de ses parents aussi bien que celui de son chien et de son canari, ce qu’avaient été les six mois durant lesquels elle avait été la femme de Betterton, les circonstances de son mariage, comment étaient les toilettes de ses demoiselles d’honneur, la couleur de ses tapis et celle de ses rideaux, ses goûts et ses dégoûts, les plats qu’elle aimait, et bien d’autres choses encore. Qu’on eût recueilli sur Olive Betterton une telle masse d’informations, toutes également dépourvues d’intérêt, Hilary en restait stupéfaite.

— Il n’est pas possible que tout ça puisse servir ! dit-elle un soir à Jessop.

— Vous avez sans doute raison, lui répondit-il d’un ton tranquille. Mais, si vous devez être Olive Betterton, vous ne pouvez vous contenter de l’être à peu près ! Voici, moi, comment je vois les choses. Je suppose que vous écrivez et que vous voulez faire un livre sur une femme, qui est Olive. Vous décrivez des scènes de son enfance, vous parlez de son adolescence, de son mariage, de sa vie. À mesure que le travail avance, le personnage prend de la consistance à vos yeux. Vous le voyez. Il existe. Là-dessus, le livre terminé, vous en écrivez un autre, sur le même sujet, mais, cette fois, sous forme d’autobiographie, à la première personne. Vous voyez ce que je veux dire ?

Elle répondit « oui » d’un signe de tête. Il poursuivit :

— Pour vous considérer comme étant Olive Betterton, il faut que vous soyez Olive Betterton ! Le résultat serait meilleur si vous pouviez travailler sans trop de hâte, mais nous sommes pressés par le temps. Alors, je suis obligé de vous chauffer, comme on chauffe un étudiant avant ses examens !

Avec un sourire, il ajouta :

— Heureusement, vous pigez vite et vous avez, Dieu merci, une excellente mémoire !

Il regardait Hilary. Si, d’après les signalements portés sur leurs passeports, Olive Betterton et Hilary Craven se ressemblaient fort, dans la réalité, il en allait tout autrement, au moins quant au visage. Olive Betterton avait été une jolie fille, insignifiante et d’une beauté assez commune. Hilary, au contraire, avait une figure « intéressante », avec, sous la ligne presque droite des sourcils, des yeux bleu-vert, brillant d’intelligence. La bouche était grande, mais bien dessinée, et le menton énergique.

« Il y a de la volonté dans tout ça, songeait Jessop, et aussi du cran ! Et puis, aussi, moins évidente, mais pourtant réelle, une certaine gaieté foncière, qui fait que, malgré tout, cette fille-là aime la vie et a le goût de l’aventure… »

— Ça ira ! dit-il tout haut. Vous êtes une bonne élève.

Stimulée par la difficulté, Hilary avait résolu de se mettre dans la tête tout ce que sa mémoire devait emmagasiner en un temps record. Cette entreprise qu’elle avait acceptée, elle voulait maintenant la mener à bien. Des objections s’étaient présentées à son esprit, dont elle fit part à Jessop.

— Vous me dites qu’on me prendra pour Olive Betterton, les gens auxquels j’aurai affaire ne possédant d’elle qu’une description assez vague. Comment pouvez-vous en être sûr ?

Jessop haussa les épaules.

— Nous ne sommes sûrs de rien. Seulement, nous sommes assez renseignés pour savoir que, sur le plan international, il y a, d’un pays à un autre, très peu de contacts. Ce qui, d’ailleurs, est un avantage pour eux. Supposons que nous découvrions en Angleterre un maillon faible, comme il y en a toujours, et partout. Ce maillon faible, il ne sait rien de ce qu’il se passe en France, en Italie, en Allemagne ou ailleurs, et il ne peut rien nous apprendre ! C’est la même chose partout. Je suis prêt à parier que la cellule qui, ici, doit prendre en charge Olive Betterton sait seulement qu’elle devait arriver par tel avion et que l’on doit lui donner telles ou telles instructions. Il faut bien comprendre que personnellement elle n’a aucune importance. Si on lui fait rejoindre son époux, c’est parce qu’il l’a demandé, lui, et parce qu’on estime qu’il fera du meilleur travail quand elle sera près de lui. Dans l’affaire, elle ne compte pas. D’autre part, n’oubliez pas que cette substitution, c’est de l’improvisation ! Pour que nous y songions, il a fallu un accident d’avion et la couleur de vos cheveux. Originairement, nous nous proposions seulement de « filer » discrètement Olive Betterton, de voir où elle allait, comment elle s’y rendait, qui elle rencontrait, etc., etc. Ils se doutent de ça, bien sûr, et ils se méfient. Mais ils ne s’attendent pas à autre chose…

— Vous ne l’aviez pas prise en filature auparavant ? demanda Hilary.

— Si. Quand elle est allée en Suisse. Nous l’avons suivie très discrètement, et sans résultats. Si, là-bas, elle a « contacté » quelqu’un, nous ne nous en sommes pas rendu compte. Naturellement, vous pensez bien qu’ils sont bien sûrs que nous ne perdons pas de vue Olive Betterton. Nous n’y manquerons pas, d’ailleurs. Nous tâcherons seulement que cela ne se voie pas trop !

— Vous me surveillerez ?

— Bien entendu !

— Mais comment ?

Il sourit.

— Je ne vous le dirai pas. Ça vaut mieux ! Ce qu’on ne sait pas, on ne le raconte pas.

— Vous croyez que je le raconterais ?

Il la regarda, la tête penchée sur l’épaule, comme il faisait souvent.

— Je ne sais pas si vous êtes bonne comédienne, si vous mentez bien ! C’est difficile, vous savez ! Pour se trahir, il n’y a pas besoin de parler. Il suffit de bien peu de chose, parfois. Un involontaire mouvement de surprise, un geste qu’on interrompt. Le bras qui s’immobilise quand vous allez allumer une cigarette, par exemple. Il n’en faut pas plus ! On a compris que vous aviez reconnu le nom qui vient d’être prononcé devant vous. Vous vous ressaisissez tout de suite, mais il est trop tard ! Le mal est fait.

— Autrement dit, il faut tout le temps se tenir sur ses gardes ?

— Vous l’avez dit ! Et, maintenant, travaillons ! Vous n’avez pas l’impression que vous êtes revenue à l’âge scolaire ?

Elle sourit, attendant sa première question. Celle-ci vint, suivie de beaucoup d’autres. Vainement, il lui tendait des pièges, essayant de la prendre en défaut. Elle les évitait habilement, sûre de toutes ses réponses. Au bout d’un instant, il se leva et, paternel, administra de petites tapes amicales sur l’épaule de la jeune femme, en se déclarant satisfait.

— Vous êtes une excellente élève, Hilary. Ce dont je voudrais que vous vous souveniez, c’est ceci : dans cette aventure, s’il vous arrive de vous croire seule, dites-vous bien que probablement il n’en est rien ! Je dis « probablement », sans m’engager plus, parce que nous avons affaire à forte partie.

— Et si j’arrive au but, demanda Hilary, que se passera-t-il ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que se passera-t-il quand je me trouverai face à face avec Tom Betterton ?

Jessop fit la grimace.

— Ça, ce sera le moment dangereux ! Tout ce que je puis dire, c’est que, si les choses ont bien marché, si tout s’est passé comme nous l’espérons, quelqu’un devrait être là pour vous protéger ! Mais je dois vous rappeler que je vous ai signalé dès le début que l’entreprise était de celles dont on avait peu de chances de revenir.

— Vous avez dit, je crois, une chance sur cent ?

— On peut compter plus. Quand j’ai dit ça, je ne vous connaissais pas.

— Oui.

Pensive, elle ajouta :

— Pour vous, j’étais simplement…

Il acheva à sa place :

— Une femme qui avait de beaux cheveux roux et que la vie n’intéressait plus.

Elle rougit.

— C’est un jugement sommaire.

— Mais exact. Je ne suis pas de ceux qui s’apitoient. D’abord, c’est désobligeant. Et puis, les gens qui pleurent sur eux-mêmes ne m’inspirent pas de pitié ! Il y en a trop dans le monde d’aujourd’hui !

Elle restait songeuse.

— Vous avez peut-être raison, dit-elle. Malgré cela, vous vous permettrez de me plaindre un petit peu si, dans l’accomplissement de ma mission, je suis « liquidée » ? C’est bien comme ça que l’on dit ?

— Vous plaindre ? Jamais de la vie. Je jurerai comme un païen, parce que je serai furieux d’avoir perdu un excellent agent !

— Enfin, un compliment !

Elle ne voulait pas le laisser voir, mais elle était très contente de ce qu’il venait de dire. Sur un autre ton, elle reprit :

— Autre chose. Vous me dites que personne n’est susceptible de découvrir que je ne suis pas Olive Betterton, Soit ! Mais quid de ceux qui me reconnaîtront comme étant Hilary Craven ? Je n’ai pas de relations à Casablanca, mais les gens qui ont voyagé avec moi dans l’avion ? Et, parmi les touristes qui sont ici, qui sait s’il n’y a pas des amis à moi ?

— Pour les passagers de l’avion, vous n’avez aucune inquiétude à avoir. Vous n’aviez comme compagnons de voyage que des hommes d’affaires se rendant à Dakar, et un type qui est descendu à Casa et qui, depuis, a déjà regagné Paris. En sortant d’ici, vous irez à l’hôtel où Mrs. Betterton avait retenu une chambre. Vous serez coiffée comme elle l’était, vous porterez ses vêtements et vous aurez sur le visage une bande de taffetas ou deux qui vous modifieront sensiblement la physionomie. J’ai oublié de vous le dire, un chirurgien viendra tout à l’heure, qui s’occupera de vous. Avec l’anesthésie locale, vous ne sentirez rien ! L’accident ne peut pas ne pas avoir laissé quelques traces.

— Vous pensez à tout !

— Il faut bien !

— Au fait, vous ne m’avez jamais demandé si Olive Betterton ne m’avait rien dit, avant de mourir.

— J’ai cru comprendre que vous aviez des scrupules.

— Pardonnez-moi !

— Du tout ! Des scrupules, je les respecte ! J’aimerais en avoir, moi aussi. Seulement, c’est un luxe que je ne peux pas me permettre !

— Elle m’a dit quelque chose que je dois vous rapporter. Elle m’a dit, en parlant de son mari : « Dites-lui d’être prudent, que Boris est dangereux ! »

— Boris ?

Jessop avait répété le nom avec satisfaction. Il ajouta :

— Il s’agit du major Boris Glydr.

— Vous le connaissez ? Qui est-ce ?

— Un Polonais. Il est venu me voir à Londres. Ce serait un cousin par alliance de Tom Betterton.

— Ce serait ?

— Disons, pour être plus précis, que, s’il dit la vérité, c’est un cousin de feu la première Mrs. Betterton. Il le dit, mais rien ne le prouve.

— Olive Betterton avait peur de lui. Vous pourriez me le décrire ? J’aimerais pouvoir le reconnaître…

— Un mètre quatre-vingts, ou pas loin. Quatre-vingts kilos environ. Blond, les yeux bleus. Un peu raide d’allure, avec un visage de bois. L’air militaire. Il parle un anglais correct, mais avec un accent prononcé.

Après un court silence, Jessop ajouta :

— Bien entendu, quand il est sorti de mon bureau, je l’ai fait suivre. Ça n’a rien donné. Il s’est rendu tout droit à l’ambassade des États-Unis. Il s’était présenté à moi avec une lettre d’introduction signée de l’ambassade, une lettre de pure courtoisie, n’engageant la responsabilité de personne. J’imagine qu’il a quitté l’ambassade dans une voiture ou par une porte de service. Toujours est-il que nous l’avons perdu. Ce qui me donnerait à croire que Olive Betterton avait raison et que Boris Glydr est un homme dangereux.

Destination inconnue
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